Un ‘tit coup d’cid entre deux coups de binettes

Samedi 14 mai, nous avons enfilé nos bottes et sommes allées rendre visite à Anta, notre amie installée provisoirement dans le Finistère et qui avait été appelée dans la semaine par Jean-Bernard Huon. Celui-ci, authentique paysan à l’ancienne, avait besoin d’un coup de main pour « démarier » ses betteraves. Nous avons donc sauté sur l’occasion pour aller rencontrer la star locale, qui travaille à la main, sans engrais chimique ni pesticide, à Riec sur Belon, près de Pont Aven, dans le Finistère. 
12h27. Ou un peu avant. Chez Jean-Bernard, tout le monde perd vite la notion du temps. Nous sommes dans la pièce à vivre ; il y fait sombre alors que dehors le soleil est au zénith. La ferme est en pierre, sans étage, et nous sentons le poids des décennies sur les murs. Les photos affichées montre un Jean-Bernard tout jeunot avec des chevaux de trait. Il n’en a plus, car, comme il le dit lui-même, les boeufs sont moins vifs que certains équidés et lorsque le poids des âges se fait sentir il est préférable de choisir un animal pour la traction qui aille au même rythme que lui.
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Cependant, Jean-Bernard a beau rappeler qu’il n’est plus tout jeune, sa joie de vivre brouille les signes de vieillesse. Voilà quelques heures que nous sommes avec lui et si nous étions un peu angoissées avant notre arrivée à l’idée de ne pas savoir « démarier les betteraves » (prétexte de notre venue), nous avons vite compris que le but n’était pas de faire exploser les compteurs de la productivité agricole mais bien de prendre du plaisir à l’ouvrage.
À notre arrivée, il nous a bien-sûr trouvé l’air « fragile » et a explosé de rire lorsque nous lui avons montré nos instruments de « jardinage ». Loin de nous laisser démoraliser, nous avons retroussé nos manches et appris rapidement à manier nos binettes. Nos trois premières heures sont passées à une vitesse éclair, entre fous rires et mains dans la terre. En revenant sur la ferme, pour un premier casse-croûte bien mérité, nous avons pu faire les fières à l’entendre dire au boucher venu du bourg : « Ah oui, elles travaillent bien. Bon elles discutent beaucoup, mais ça avance ! ».
Nous voilà donc autour de la grande table en bois ensevelie sous un amoncellement de vieux papiers, de bric et de broc. Les bouchers sirotent une petite bière. Ils ont terminé de préparer le cochon. Effectivement, Anta, arrivée la veille au soir, nous raconte comment de quelques coups de massues le cochon a été assommé pour être ensuite égorgé et hissé sous la grange : à l’ancienne ! Comme l’été approche et avec lui le soleil et les mouches, Laurence (la compagne de Jean-Bernard) et les bouchers se sont affairés toute la matinée pour « transformer » la bête. En effet, dans l’après-midi, huit clients doivent passer pour récupérer chacun une quinzaine de kilos de viande. Pas de détails, pas de choix, le but est de partager équitablement et puis… tout est bon dans le cochon ! Nous voilà au coeur d’un véritable circuit local de distribution, sans intermédiaire.
Jean-Bernard nous rempli les verres de cid’ fermier et nous invite à couper le pain. La miche est énorme et les tranches disparaissent sous des couches généreuses de beurre et de miel. Les accents des gars du bourg nous rappellent que nous sommes dans le Finistère. Peut-être même dans un autre pays à une autre époque : le feu crépite dans la cheminée et l’immense marmite dans laquelle mijote la tête du cochon rappelle les gravures du XVIIIe siècle sur la France rurale. Jean-Bernard discute avec les bouchers et prend des nouvelles des alentours. Comme nous pensons retourner au champs, nous engloutissons nos tartines et reprenons des forces.
Les bouchers finissent par prendre congé et nous retrouvons la lumière du jour. Une nouvelle épreuve nous attend : les jars rôdent et nous devons récupérer deux-trois bricoles dans la voiture. Allison me confie les clés. Je fais mine de ne pas prêter attention à ces chiens de gardes à pattes palmées, mais trop tard ! Nos regards se sont croisés et me voilà en lutte pour sécuriser mon passage. Les jars crachent et me menacent. J’use d’une ruse de Sioux et leur jette de la poussière dans les yeux. Allison et Anta pleurent de rire et j’atteins enfin la carlingue les jambes en coton. Non, vraiment, je préfère les bergers allemands !
Jean-Bernard nous rappelle et nous montre les fourches, l’étable et la brouette : c’est l’heure du fumier. Il nous montre comment faire un beau tas au carré et naïvement, je lui demande ce qu’il fait plus tard avec cet amas de bouses.
« – Oh ben j’appelle le camion poubelle et il amène tout ça au bourg !
– Ah bon ?! C’est vrai ?! »
Voyant mon air incrédule, le voila qui explose de rire. Allison prend le relais.
« Mais… Tu ne sais vraiment pas ce qu’on en fait ?
-Et bien… du fertilisant non ?! »
Et le voilà qui continue à rire, fier de sa blague,
« -Au bourg… Le camion poubelle ! Hahahaha ! »
Tant pis pour mon ego, son rire réchauffe le coeur ! Prêtes à reprendre le chemin du champ, il nous arrête et nous invite à re-rentrer : « Et oui ! C’est le moment de déjeuner ! » Nous échangeons des regards : nous avons toutes l’estomac plein du premier casse-croute de midi. Nous le suivons quand même. Au menu : betteraves, pain et fromage. Tout est encore délicieux et finalement, le prétexte du repas pour partager la table de Jean-Bernard n’est pas désagréable. Il nous raconte des anecdotes de son enfance, à l’école communale, à l’époque où parler breton était interdit par l’Etat qui cherchait à mater les régionalismes. C’est aussi l’heure pour nous d’interroger Kevin, le jeune apprenti qui travaille depuis quelques mois chez Jean-Bernard. Il est là pour apprendre tout ce qui concerne la traction animale, mais il nous confie, malicieux : « Moi, ce que j’aimerais, c’est vivre en autonomie. Partir seul et puis… qui m’aime me suive ! ». Il n’a pas Facebook et nous demande, intrigué, si nous sommes toutes connectées.
 » – C’est froid, virtuel, on ne sait pas à qui on parle, commente-t-il. Tout comme Paris, cette ville immense et impersonnelle ».
Pauline et moi lui répondons que pour nous Paris, c’est les amis, un travail sympa, l’effervescence et que comme partout, nous forgeons notre environnement à notre image.
Nous tombons d’accord, mais n’arrivons pas à le persuader de venir nous rendre visite. Tant pis, nous, nous reviendrons à Riec !
Le temps passe agréablement lentement et nous retournons au champs terminer nos rangs de betteraves. Le soleil a séché la terre et il nous semble plus difficile de travailler.

Nous avançons tout de même assez vite, entre babillages et discussions plus sérieuses et finissons en fin de journée notre mission. Jean-Bernard nous a abandonné pour aller surveiller le travail d’un petit jeune venu couper du bois. Nous revenons toutes guillerettes à la ferme pour prendre congé de notre paysan préféré. Tout triste à l’annonce de notre départ, il se redresse et nous propose les yeux pétillants de prendre un « dernier p’tit coup de cid’ ! » avant la route. Comment refuser ? Nous voici pour la troisième fois de la journée attablées dans la pièce à vivre. Les visites se succèdent : clients pour le cochon et voisins venus dire bonjour finissent tous par se laisser remplir leurs verres. Politique, salaires, vacances, vie du bourg, petites histoires familiales etc. Tous les sujets sont évoqués avec la même simplicité  : Jean-Bernard rit, questionne et accueille tout le monde avec bienveillance.
« Jean-Bernard ?! Mais c’est la star du coin ! ». Nous comprenons pourquoi : aucune de nous n’a envie de partir. Tout est rustique, poussiéreux, mais la chaleur humaine compense l’inconfort. Nous  nous sentons bien et, au moment de partir, il nous demande enjoué :
« – Alors… vous revenez demain ?! ». Non malheureusement, mais nous reviendrons cet été, pour apporter les photos imprimées, reprendre une dose de joie de vivre… et un p’tit coup de cid’ !

 

Une réflexion sur “Un ‘tit coup d’cid entre deux coups de binettes

  • août 27, 2016 à 5:24
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    C’est juste beau l’humanité 🙂 ! Tu as fait brillé quelques larmes de joies sur mes yeux de rêveur.

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